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La danse des balais

AAAAAAAAAAAAAAAAAH !

Encore une de ces satanées rencontres !

 

Ses poils gris, ses dents aiguisées, sa puanteur et ses petits bruits aigus me dégoutent.

Le pire c'est quand ils grouillent par centaines entre mes jambes.

Sales Rongeurs !

 

 

[…]

 

 

 

Celle-ci pèse trois tonnes !

Gling gling. Pleine de verre !

Des bouteilles d'alcool par centaines !

Je vois encore par la fenêtre du bar les derniers résistants alcooliques qui tanguent en ronflant sur les tabourets du comptoir. Des hommes et des femmes s'enlacent dans des poses tarabiscotées, allongés sur des bancs de fortune.

L'alcool est leur plaisir, il est mon fardeau.

Moi, je dois nettoyer la rue de ces débris de verre jalonnant le sol. Le pire c'est quand ils boivent avec excès, ils oublient les bonnes manières, ils se sautent dessus, baisent comme des lapins et jettent leurs petits cadeaux sans penser à moi. J'utilise une petite pince. Heureusement, je porte aussi des gants pour me protéger contre les chutes de liquide.

Je le dis, moi la rencontre ça me connaît, chaque jour j'en fais des mémorables que vous n'aimeriez pas faire. Et tout cela dans l'indifférence générale, tout le monde dort quand j'arrive et je nettoie. Personne ne s'étonne de retrouver le monde propre et brillant au réveil. Alors ils jettent de plus en plus, ne vont plus jusqu'aux poubelles, imaginant que le vent porte les déchets jusqu'aux décharges et trie les ordures grâce à son souffle.

Je vous le dis, pas de miracle divin, juste un « agent de surface » comme dit la profession ou un « ramasse-merde-d'autrui » comme je le dis.

Ne soyez pas si heureux de me donner du travail, j'en aurais déjà suffisant sans vos déchets.

 

 

[…]

 

 

Aujourd'hui c'est le 14 février, c'est la St Valentin. Ce jour est spécial car c'est mon jour le plus difficile. Les amoureux m'ont laissé des tas de cadeaux et les célibataires ont vomi et jeté des bouteilles d'alcool sur les trottoirs.

Il est 6 h 30, c'est le début de mon travail. Je nettoie la place du square. Elle s'étend autant de longs que de large, c’est-à-dire beaucoup.

Après un coup de balai puis de karcher sur l'aile ouest, je vire sur le centre tenant un gros sac à la main. J'arrive près de la benne. J'évite un homme à terre, puis deux, tourne le poignet, avance l'avant-bras et lâche le sac... Blam, dans la poubelle.

Pas d’applaudissements, rien. Mais derrière moi un pigeon me fixe. Il ne bouge pas. Il n'émet pas un bruit. Il est statique comme une statue sur une place publique, autant ignoré, tout comme moi. Il a un plumage brillant magnifique sur le côté gauche mais il n'a aucune plume sur le côté droit. Si on l’aperçoit de profil on peut soit le prendre pour le prince des pigeons soit pour un vieux pigeon malade proche de la mort.

Je désire l'approcher, j'avance un pied, il recule une patte, j'avance un autre pied, il recule l'autre patte. Nous continuons et traversons la place de cette manière. C'est un vrai spectacle de danse qui se joue ici. Mes grandes enjambées face à ses petites pattes me permettent de me rapprocher. Je me baisse et touche son plumage, il s'appuie sur ses pattes, bat des ailes, s'envole majestueusement, et s'écrase lamentablement quinze mètres plus loin sur les pavés de la place.

Je ramasse ce demi-roi, le tient contre mon torse, j'enlève le gravier de ses plumages du bout de mes doigts. Cette fois c'est moi qui le fixe. Je reste debout. Il roucoule, je souris. C'est un jour magnifique.

 

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